54 bornes ! 54 p***** de kilomètres le vendredi 10 février 2012 : 11 heures et 30 minutes de marche, 3 pauses, 72 000 pas. Et 40 jours de route condensés en une seule journée. Une journée qui vaut bien un peu de texte donc.
Pour commencer, les remerciements, de rigueur et sincères : merci M. Menetrieux, co-président du Football en Mont Pilat, pour votre accueil, et toutes ces attentions qui m’ont permis de repartir le lendemain reposé, nourri, provisionné. Et avec l’assurance d’être accueilli à l’arrivée. Merci, merci beaucoup.
Mais avant Maclas, il y a 54 kilomètres. Et Lyon un vendredi matin. Le départ est précipité, ce que je déteste. C’est de ma faute, je n’ai pas voulu, comme souvent, écouter mon réveil. Ce qui est différent de toutes les autres fois, c’est qu’aujourd’hui je suis obligé de partir rapidement. Pas le temps de laisser le diesel chauffer autour de la braise d’une tige, rituel absolu de tous les matins depuis le 1er jour. Il faut y aller, question de « distance invraisemblable ».
Et puis, autre rituel bousculé, le « road book » : en fait, visualiser en gros la direction. Et en gros, d’habitude ça fait : vers le sud, 5 à 10 villages, arrivée. Parfois simple, parfois plus complexe. Aujourd’hui, ce sera complexe avant d’être simple : la route, c’est le Rhône ; l’obstacle, c’est la ville. Et si j’adore la ville, c’est quand je suis citadin. Pas avec 30 jours de campagne dans les pattes et 10 kg sur le dos.
S’en extirper est donc une bonne galère. D’abord parce que je me perds. Cela faisait un bout de temps que je ne me perdais plus, quasiment depuis la 1ère semaine, avec une petite exception au 26e jour et une arrivée à la Indiana Jones. Aujourd’hui, c’est plutôt Yamakasi, l’agilité et la connaissance du terrain en moins. Bref, c’est plutôt en ville. Toujours est-il que je me retrouve de bouts de Z.I. en quartiers glauques, d’impasses en grilles fermées, et ces réjouissances ne semblent pas vraiment vouloir finir. Les habituels derniers kilomètres, toujours un peu plus longs que les autres, dès les premiers. Ça promet.
Avec tout ça, le ballon fait la gueule, il refuse de sortir de son sac de couchage. Je le comprends et ne le contrarie pas, nous sommes sur la même longueur d’onde. Je me retrouve donc à avancer un peu (beaucoup) au radar, me demandant ce que je fous là. Cela me renvoie à un passage bourguignon où, entre arrêt dans une ville dortoir et absences de clubs, j’eus la même désagréable impression d’avoir perdu le fil. Mais au moins aurai-je, si ce n’est appris, expérimenté une chose : baisser le bonnet, mettre la capuche et avancer, il n’y à que ça et c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Faisons.
Effectivement, tout doucement, je lève la tête, ouvre les yeux, remarque que la ville commence à être derrière moi. Dire que je suis de bonne humeur serait mentir, mais c’est en bonne voie. Au moins le corps se remet-il en route, après 3 jours d’arrêts. Je suis un peu étonné de ce qu’il reparte si facilement, puis réalise qu’avec plus de 800 km sur 1 mois, ce ne sont pas 3 jours qui vont le calmer.
Le déclic ne vient finalement pas de moi, mais du ballon : lorsqu’il décide de sortir, j’achève de retrouver tout ce qui constitue mes repères – ma maison quelque part – depuis plus d’un mois. En effet, depuis que je suis parti, je n’ai fait que 2 étapes sans ballon, pour des raisons précises de logistique et de santé. En comptant certains bouts d’étape nocturnes, où c’est alors notre sécurité qui prime, il roule devant moi depuis près de 800 km. Forcément, ne pas l’avoir me manquait. En retrouvant cette petite balle bleue dansant devant mes yeux, je réalise d’un coup à quel point elle fait partie de ma route : lorsque je dis que c’est elle qui y va et que je ne fais que l’accompagner, cela signifie vraiment quelque chose.
Ces pensées me font faire quelques bons kilomètres. J’adore ces moments où l’esprit s’échappe, où le temps s’arrête, mais où la route défile malgré tout. Ils sont malheureusement relativement rares du fait du ballon, et lorsqu’ils touchent à leur fin, j’essaie toujours de les prolonger pour quelques mètres – souvent en vain, comme les rêves du matin que l’on essaie de retrouver en fermant les yeux.
Arrivé à Vienne, je sais que j’ai fait la moitié. Le temps de manger un peu, de rigoler avec le clochard du coin (1ers mots depuis le départ 6h plus tôt), je repars plutôt chaud patate. Les conversations spontanées sont vraiment excellentes pour le moral, en tout cas pour le moral d’un faux solitaire. A chaque fois que je suis lassé, j’essaie de me mettre dans des circonstances propices à l’échange (type bouteille d’eau et clope au comptoir d’un café ; oui, dans une certaine France, Evin n’existe pas – et Hadopi ne sert à rien), et cela est d’une efficacité redoutable.
Peu après Vienne, je fais quelques kilomètres avec une grand-mère du coin, probablement employée chez IGN dans une vie antérieure. Elle m’apprend énormément de choses, notamment l’existence de la Via Rhona, une bande cyclable devant à terme relier sur 650 km Genève et la Méditerranée. J’aime cette grand-mère, sa conversation, et ses bonnes nouvelles !
Je me retrouve donc dans la même situation que 2 semaines plus tôt, à suivre le fil de l’eau pendant une vingtaine de kilomètres. Et autant le canal de Bourgogne avait pu me paraître parfois monotone, autant le Rhône m’apaise et m’enchante. Il y a bien le soleil en plus, mais ce sont surtout sa taille et son rythme qui font la différence. Le canal était petit, immobile, et chiant. A côté, le fleuve est majestueux.
Les kilomètres suivants sont un troisième types de « bons » kilomètres, avec ceux où le corps avance pendant que l’esprit s’échappe, et ceux accompagnés de gens intéressants – amitiés, notamment, à René de Bucy – : ce sont les kilomètres « fous ». Pendant ces kilomètres, je « chante », parle au ballon, cours parfois, joue avec mon bâton, siffle, salue les animaux, mange et fume en marchant, passe des coups de fil, vais sur Internet… en 3 mots vis ma vie, sans vraiment marcher ni penser en fait. J’avance, et c’est très bien comme ça. Il est rare qu’une journée ne se passe sans quelques kilomètres fous.
Puis, à mesure que le compteur grimpe, la fatigue monte – et encore, je suis toujours dans la vallée. Je commence à être sérieusement fatigué en arrivant sur Saint Pierre de Boeuf, terminus du fleuve, correspondance pour les monts. En plus la nuit tombe, moment redouté quand il arrive. Je n’ai pas vraiment peur du noir, même si je n’ai pas spécialement d’affection pour non plus, mais la tombée de la nuit est toujours un moment un peu délicat. Je dois me presser d’arriver, et les sens sont déboussolés, certains perdus, d’autres en éveil. Autant partir de nuit ne me dérange pas, autant le crépuscule m’angoisse un peu. Malheureusement, je le rencontre plus souvent que l’aube…
Les derniers kilomètres sont flous. Il fait nuit noire, sans lune, la route serpente – donc monte – , et les accotements sont inexistants : je suis entre la roche et les voitures, assez fréquentes. Évidemment, le ballon a retrouvé une place au chaud, ce serait d’un extrémisme stupide et dangereux que de le garder au pied. Et moi, je ne sais plus qui je suis. Le corps est déconnecté, la tête vide, le regard brouillé, et le pas insensé : j’avance à une vitesse folle. Et parfois, je pousse des grognements.
L’arrivée est comme souvent un très bon moment, le sentiment (d’une partie) du devoir accompli. S’il arrive que je sois encore bien chaud en arrivant, donc un peu déçu de devoir m’arrêter, aujourd’hui ce n’est pas vraiment le cas. Je réalise après coup que j’ai du avoir une bonne gueule d’illuminé en entrant dans le PMU du village : large sourire, yeux exaltés, bonjour bruyant, et un Perrier s’il vous plaît essoufflé. Les gens sont peu bavards dans le coin, ce qui m’arrange : j’ai le temps de reprendre tranquillement mes esprits avant la rencontre des dirigeants, le coup de fil d’une radio, la découverte du gîte du jour… En somme, le quotidien.
Eric CARPENTIER